L'OBSERVATOIRE DE L'EUROPE
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Vendredi 21 Février 2014

La démocratie face à l'intégration européenne : des idées pour sortir du conformisme


Combien de temps pourra encore subsister une construction européenne qui est en passe d’a-démocratiser ses États membres sans parvenir, elle-même, à être une démocratie de substitution, ni même, au moins, une référence identitaire pour les quelques vingt huit peuples et plus qui la composent ? Il fallait avoir le courage de remettre en cause toute une série de vérités d’évidence – ou présentées comme telles – par de trop nombreux auteurs baignant dans le conformisme ambiant, ou à tout le moins, dans une neutralité plus que bienveillante, au mépris des vraies traditions universitaires et donc de l’analyse critique. La thèse de Christophe Beaudouin est une excellente thèse. Elle ajoute assurément à l’indispensable réflexion qui doit aujourd’hui être menée sur l’état de la construction européenne avant que les discours convenus n’étouffent ce beau projet politique qu’ils protègent désormais si mal.

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La démocratie à l'épreuve de l'intégration européenne, par le Recteur Armel Pécheul*

Une vraie thèse doit permettre aux jeunes chercheurs de bousculer les idées reçues et même, pour certains sujets,  de briser des tabous. Ce fut l’entreprise de Christophe Beaudouin à propos des rapports entre la construction européenne et la démocratie. L’objectif est parfaitement atteint. Et par des voies scientifiques, c'est-à-dire par une étude doctrinale et juridique approfondie,  au lieu des sempiternelles approximations quasi journalistiques propres à ce champ de réflexion pourtant si crucial. 
 
L’étude est évidemment bienvenue en cette période où en France, comme dans de nombreux autres États membres, la construction juridique et politique européenne révèle toutes ses ambiguïtés au fur et à mesure que se dissipe  et s’éloigne l’aura bienfaitrice historique qui avait entouré sa création. Au centre de toute les interrogations on trouve celle qui traduit l’essentiel : combien de temps pourra encore subsister une construction européenne qui est en passe d’a-démocratiser ses États membres sans parvenir, elle-même, à être une démocratie de substitution, ni même, au moins,  une référence identitaire pour les quelques vingt huit peuples et plus qui la composent ? Crise de légitimité, crise d’identité : ce sont d’abord celles là que l’Europe devra surmonter si elle doit rester l’avenir commun de ses États membres et de ses citoyens. C’est, ni plus ni moins, ce que rappelle régulièrement le juge de Karlsruhe en dénonçant de déficit structurel du demos européen. Et, chacun sait bien que les États membres de l’Union européenne ne pourront plus longtemps couvrir du manteau de leur propre légitimité des actes et des actions décidés ailleurs.
 
Le premier mérite de l’auteur est alors certainement de renouveler l’angle juridique sous lequel la question de la démocratisation de la construction européenne avait jusqu’ici été abordée. À vrai dire, il fallait déjà avoir le courage de remettre en cause toute une série de vérités d’évidence – ou présentées comme telles – par de trop nombreux auteurs baignant dans le conformisme ambiant, ou à tout le moins,  dans une neutralité plus que bienveillante,  au mépris des vraies traditions universitaires et donc de l’analyse critique. Se borner à décrire l’Union européenne comme un objet politique non identifié, un nouvel ordre européen ou à la qualifier de construction sui generis ne suffit pas à satisfaire le besoin de représentation au plan politique, ni le besoin de catégorisation au plan juridique. Il n’est cependant pas certain qu’ils soient nombreux ceux qui, au niveau européen, souhaitent sortir de ces ambiguïtés théoriques. Au fond, la bonne gouvernance, initiée et contrôlée par les sages, les experts et les juges peut poursuivre l’ambition d’être une nouvelle forme de légitimité techno juridique, éloignée qu’elle est des aléas du politique et des soubresauts des peuples souverains. Même si, et par voie de conséquence, elle s’éloigne, ce faisant, des exigences démocratiques qui s’imposent à tout État européen. Se formerait ainsi, progressivement, un nouvel ordre juridique étatique qui serait plutôt un nouveau type d’empire européen dont le pouvoir temporel serait exercé par l’Union européenne, sous le contrôle du pouvoir spirituel de la Cour européenne des droits de l’Homme.
 
Si l’on veut sortir de pareilles approximations, un solide travail de réflexion est, dès lors, nécessaire tant les points de vue exprimés sur le sujet de la construction européenne dans ses rapports avec la démocratie sont aussi lapidaires que convenus. Et pourtant comment ne pas s’interroger sérieusement sur le nouveau rapport entre les citoyens et le pouvoir que génère l’arrivée de l’Union européenne dans le fonctionnement démocratique ? Surtout en France compte tenu du rôle particulier qu’y jouent l’État pour les citoyens et la théorie de l’État pour les publicistes.
 
La démocratie, la souveraineté, et donc, en définitive et fondamentalement,  la liberté des peuples européens, voilà en effet des notions qui n’étaient plus scientifiquement visitées, dissimulées qu’elles étaient derrière l’effacement, en Europe, de l’État écran au profit du juge du droit des États membres. La perversion de nombreuses catégories juridiques par les discours officiels et les retenues sémantiques du « bien-penser » nécessite de revenir aux sources et aux principes essentiels qui sous tendent la théorie de l’État et aux incontournables éléments fondamentaux de la définition de la théorie démocratique. Il est tout aussi indispensable de mesurer sereinement, sans crainte de choquer, l’étendue de la neutralisation du pouvoir souverain étatique, d’analyser le phénomène de la sortie du politique pour le normatif, de comprendre ce qui sépare la démocratie vivante de la citoyenneté définie par un juge, ou la démocratie des droits des individus plutôt que celle des peuples,  de mesurer ce qui distingue la représentation démocratique du lobbying, de réfléchir sur l’impassibilité du politique devant le juge européen, d’observer l’importance des transferts de compétence dès lors que souveraineté et démocratie ne sont pas simplement puissance, elles exigent aussi une substance.
 
Ce sont ces études qui constituent le cœur de l’ouvrage. Elles sont bien menées, solidement construites et parfaitement convaincantes. L’approche de telles analyses ne peut évidemment être que pluridisciplinaire et plurinationale. Elle doit déborder les schémas classiques pour intégrer l’analyse des nouvelles autorités publiques, celle de la gouvernance supra nationale en réseau, comme celle aussi de leur nouvelle légitimité dans l’ordre juridique global en gestation. C’est à cet immense travail que Christophe Beaudouin s’est livré. 
 
Mais la pertinence d’un sujet et le renouvellement d’une réflexion ne suffisent pas à faire une bonne thèse. Encore faut-il disposer de talents universitaires particuliers pour le faire. Tel est le cas de Christophe Beaudouin. L’auteur déploie dans son travail des qualités d’écriture et d’exposition – et souvent un vrai souffle à la hauteur du sujet – qui révèlent sa maîtrise du langage des juristes et des politistes confirmés. L’architecture du travail et son appareil critique sont parfaitement maîtrisés. L’ensemble repose sur une réflexion théorique aboutie et une connaissance intime, car concrète du point de vue professionnel, de la vie de l’Union européenne et de son droit.
 
Au total, il y a là une vraie thèse, qui plus est une excellente thèse. Elle ajoute assurément à l’indispensable réflexion qui doit aujourd’hui être menée sur l’état de la construction européenne avant que les discours convenus n’étouffent ce beau projet politique qu’ils protègent désormais si mal. En tout cas, ce travail est de nature à nourrir le débat sur un sujet controversé, mais sur lequel il faut partir de travaux de recherche scientifiquement sérieux et solidement argumentés pour faire progresser la connaissance des chercheurs, la réflexion des universitaires, la décision des responsables politiques et… la vérité auprès du grand public.
 
                                                           Recteur Armel Pécheul
                                                           Professeur à l’Université d’Angers
                                                           Centre Maurice Hauriou de l’Université de Paris V


"La démocratie à l'épreuve de l'intégration européenne" (thèse de doctorat), par Christophe Beaudouin, éditions LGDJ, 2014 (544 p). Commander ici : http://www.librairie-sciencespo.fr/histoire-et-institutions/histoire-et-construction-europeennes/livre/la-democratie-a-l-epreuve-de-l-integration-europeenne/christophe-beaudoin/9782275043401.html

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