par Coralie Delaume
Timbre allemand à l'effigie de Jean Monnet
Tout était là, dans une seule phrase : l'union et la liberté, la diversité et l’épanouissement. Ne manquaient à l'appel que la Paix perpétuelle, le Pardon universel et l'Amour du prochain. Cet irénisme était de son temps : au sortir de la guerre, il fallait un grand dessein collectif, qui nous permît de dépasser nos « égoïsmes nationaux », et nous incitât à nous lover tendrement au creux les uns des autres, au lieu que de fondre à bras raccourcis et à intervalle régulier sur le râble de nos voisins. Amen.
Un gros demi-siècle plus tard, toute trace de poésie messianique semble avoir déserté le discours sur l'Europe. Les tirades ampoulées à haute teneur politico-mystiques sur « la nouvelle renaissance » ont fait place à un discours technico-techno-technique désincarné que ne renieraient pas les contrôleurs de gestion et autres « responsables qualité » sévissant dans le domaine du « prospect », du « benchmark » et du « packaging », le tout dans une optique d'optimisation de l'efficacité – pardon, de l'efficience.
Ainsi peut on suivre au jour le jour, dans la presse spécialisée comme dans la généraliste, les aventures de « Madame Troïka aux pays du Club Med ».
L'on sait par exemple que le Triumvir-de-la-rigueur - austérité humanum est - composé des « experts » de la Banque centrale européenne, de la Commission et du Fonds monétaire international, couvrait la semaine dernière le Portugal de ses bienfaits en lui accordant un délai pour revenir à l'équilibre de ses comptes publiques. Et les journaux de l'exprimer en ces termes: « plus question de ramener le déficit à 3 % du PIB en 2013. C'est désormais 4,5 % qu'il faut viser, avant de redescendre à 2,5 % en 2014 (...) le PIB portugais devrait se contracter d'encore 1 % en 2013 contre une croissance de 0,2 % estimée auparavant. Quant à la dette, elle devrait atteindre 124 % du PIB contre 108 % fin 2011 ». C'est toujours beau, c'est toujours lyrique. Sauf que maintenant, on dirait du BFM Business.
…. 4,35 % moins 3,72 %, en euros constants et lissés sur trois mois. J'ajoute 17 et je divise par 8 : tel est désormais notre idéal, notre grand dessein, notre idéologie de substitution....moins 4 et je retiens 2.
La même semaine, l'hyperactive Madame Troïka était en Grèce. Chez les hellènes, même topo : « le pays s'est engagé à prendre 11,5 milliards d'économies supplémentaires pour 2013 et 2014(...) sans cela, il ne recevra pas une tranche vitale de prêt de 31,5 milliards d'euros ».
….. je divise le numérateur au dénominateur, je multiplie par 8 et je rapporte le tout en %. C'est beau et c'est lyrique. On dirait la prose fine et ciselée d'un « gestionnaire de portefeuille »...moins 4 et je retiens 2.
Et les agences de notations, qu'est-ce qu'elles en disent ? Qu'en pensent respectivement Olli Rehn, Commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, et Jens Weidmann, Président de la Bundesbank ? Et les eurobonds, ça avance ? Quid des project-bonds et autres eurobills ?
Décidément, le pauvre Jean Monnet doit se retourner dans sa tombe. Savait-il que sa « révolution qui vise à remplacer les rivalités nationales par une union des peuples dans la liberté » se transformerait un jour en interminables variations sur le seul thème du ratio dette / PIB ? Imaginait-il que son « nouvel épanouissement de notre civilisation » se résumerait à une poignée de formules de calcul absconses étalées dans les pages saumon du Figaro ? Et que sa « nouvelle renaissance » finirait sa course folle dans le fossé, quelque part entre le très prochain Grexit et un putatif bank run ?
Comment ont-ils fait pour transformer ce qui semblait être un rêve éclairé en un obscur cauchemar comptable ? Et, lorsque l'édifice s'effondrera, combien d'irresponsables et autres inconséquents pourront se défausser en répétant en boucle : « Adieu, ma "grande révolution européenne". Je t'ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma faute ».