L'OBSERVATOIRE DE L'EUROPE
Forum d'analyse et d'opinions pour un débat libre sur la construction européenne
Jeudi 27 Mars 2014

« La masse fait la puissance » : pour en finir avec une idée aussi vieille que fausse



Vingt-huit fois zéro, ça fait toujours zéro. La taille, l’étendue, le nombre sont évidemment des facteurs multiplicateurs de puissance. Mais si, et seulement si, il y a une puissance à démultiplier. La masse, la dimension ou l’Union des Etats ne font pas nécessairement la force.
Cet argument purement quantitatif est aussi faux que convenu. En particulier dans le monde globalisé, il faut être aveugle pour ne pas voir que les entreprises de la Silicon Valley, des pays comme Israël ou le Qatar aujourd'hui n'ont pas bâti leur puissance sur la masse ou l'étendue, qu'elles n'ont pas, mais sur autre chose. Dans un monde d’échanges économiques plus intenses, de technologie avancée, de communication instantanée et de miniaturisation, la puissance repose bien davantage sur des réseaux, un avantage technologique - l’arme nucléaire notamment, un rayonnement, une influence. Pour une organisation politique, telle qu’un Etat ou un ensemble d’Etats, on peut ajouter à cette liste : la volonté politique et une certaine cohésion sociale et nationale.
Toutes choses qualitatives dont l'Union européenne actuelle est absolument dépourvue, et qu'elle tend même à anéantir chez les Etats qui les possèdent en raison de l'uniformisation et la neutralisation réciproque qu'impose l'intégration supranationale. Vingt-huit souverainetés amputées ne feront jamais une souveraineté européenne. Il n'y aura pas de puissance hors d'une Europe respectueuse de ses nations, ses souverainetés, ses identités et sa civilisation.
A l’occasion d’une conférence organisée par le Cercle Aristote, le géographe Gilles Ardinat, auteur de l’ouvrage « La mondialisation en 10 leçons », démonte aisément et simplement cet argument aussi faux que convenu : il faudrait être gros dans la mondialisation. Voilà peut-être le résultat d'un malentendu linguistique issu du terme ambivalent : "big". En français, nous avons deux mots qui désignent deux réalités sensiblement différentes. Le moment est donc venu d'arrêter de confondre "grand" et "gros".

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La globalisation et la technologie tendent à inverser le rapport masse-puissance. Depuis longtemps, les facteurs quantitatifs de la puissance sont relatifs.

Notes d'audition de l'intervention de M. Ardinat

L’intégration repose sur un argument faux mais répété : chaque pays serait trop petit pour avoir une place dans mondialisation, on n’aurait pas le choix, il faudrait être suffisamment gros pour exister. En alliant toutes nos forces, on serait mathématiquement plus forts. Ces arguments toujours repris, en 1992 comme en 2005 pour faire voter « oui » et aujourd’hui en faveur du marché transatlantique UE-USA, qui comptera 300 millions de consommateurs américains ajoutés aux 450 millions de consommateurs européens, soit 750 millions de consommateurs dont la masse nous rendrait plus fors face aux pays émergents, notamment la Chine.

Derrière ce discours sur la taille d’un acteur géopolitique, il y a trois paramètres qui sont pris en compte : la superficie géographique, l’effectif de population ou/et le PIB. Selon ces paramètres quantitatifs rapportés à l’échelle globale, oui, on est « petit » : la France représente 4/1000 des terres émergées, les Français moins de 1% de la population mondiale et 4 à 5% du PIB mondial. Bientôt, le Brésil et le Royaume Uni seront plus forts que nous.

I - L’Union ne fait pas nécessairement la force

L’argument de la taille est un élément mais n’explique pas tout. Quelques exemples.

1) Jusqu’aux années 30, pensée économique qui croyait que les grosses entités – économie fordiste – grâce aux économies d’échelle, l’intégration : logique de croissance interne ou externe des firmes. Remise en cause aujourd’hui : toute l’économie de la Silicon Valley par ex, avantage en terme de réactivité, réduction des charges d’encadrement ; Donc débat aujourd’hui

2) En biologie, les réflexions sur l’évolution : le plus gros mange le plus petit normalement dans la chaine alimentaire. Mais le fait d’avoir une taille pachydermique peut être un handicap. Les grands reptiles étant devenus gigantesques, n’ont pas su s’adapter au changement climatique, alors que les mammifères de petite taille pouvaient se contenter de moins de nourriture etc. Donc la réflexion sur les écosystèmes est de dire que la taille d’un grand prédateur peut être un inconvénient dans certaines conditions.

3) La question des masses dans la politique. On est formaté sur l’idée que c’est avec des majorités qu’on gagne les élections. Or, en réalité, ce sont souvent des minorités agissantes, des lobbies minoritaires qui ont les clés des décisions. Parfois des mouvements de masse ne sont pas entendus ou marginalisés dans les processus politiques. Paradoxe des démocraties. La taille dans les organisations politiques doit être relativisée.

4) Dans les années 1930 : un petit pays, le Japon, en comparaison du mastodonte chinois a été une puissance (Chine 22x plus grande, 9x plus peuplée) : David contre Goliath. Or, le Japon a pu occuper durablement la Chine, tenir des positions. Parce que la Chine malgré sa taille est une puissance anesthésiée : société traditionnelle déstabilisée par les idées modernes, un empire traditionnel avec des idées républicaines ou marxistes qui se développent, sous-développement industriel : gigantesque potentiel chinois qui n’est pas une puissance ; Le Japon qui a intégré idées modernes, économie, techniques d’organisation de occident, bien que tout petit est une puissance. Tenir ses positions, guerre d’occupation, guerre aéronavale contre les Etats-Unis.

5) Conflit israélo-arabe : ce tout petit Etat - Israël - fait depuis plusieurs décennies face à l’Egypte, Irak, Jordanie, Syrie soutenus par Arabie Saoudite et Liban. Acte géopolitique qui en terme de surface représente 4 départements français, seulement 8 millions dont 6 millions qui sont juifs : Acteur décisif grâce à bombe nucléaire, réseaux d’influence, armée. Les israéliens, avec le raisonnement des européistes, auraient un complexe d’infériorité

6) Afrique australe : la RDC représente 4 fois la surface de la France, ressources naturelles gigantesques – Elle a un tout petit voisin : le Rwanda est 100 fois plus petit et 7 fois moins peuplé. Pourtant, la RDC, depuis 1997 à la chute de Moboutou est dans une instabilité suscitée notamment par le Rwanda, pourtant tout petit, et à mettre la main sur une partie des richesses et ce depuis des années. Le nain rwandais fait la pluie et le beau temps dans l’Est du RDC. La gestion interne du Rwanda infirme l’idée de la masse qui gouverne tout : quasi ethnocratie minoritaire : les Tutsis 15% dans la population mais gouvernent le pays et réussissent une forme d’impérialisme sur le voisin Congolais.

7) Le Qatar il y a 15 ans était inconnu. Gros comme 2 départements français. Nain territorial, démographique qui a connu une véritable montée en puissance non seulement avec hydrocarbures (suffit pas ex Koweit) mais parce que l’émir a décidé de faire de sa péninsule une puissance (s’émanciper de l’Arabie Saoudite d’où tensions qui ressurgissent en Egypte car Morsi soutenu par le Qatar – lutte pour le contrôle de l’islam fondamentalisme). Le Qatar s’appuie sur un réseau d’influence, celui des Frères musulmans (famille Altami), largement financé, pour asseoir sa volonté de puissance.
L’idée du mastodonte invincible est donc infirmée par mille exemples.

La taille n’a qu’un effet démultiplicateur, qui ne joue que s’il y a d’abord des facteurs de puissance :
-  Une volonté politique
- Des atouts géopolitiques, stratégiques, d’armement, de technologie

Unir les contraires ou des éléments inefficaces, cela ne fera jamais une puissance
 
II – Les raisons du succès de ce discours et l’intention de ses auteurs

Il y a un biais idéologique : les sciences économiques et sociales recourent beaucoup au quantitatif. Elles utilisent le chiffre, le nombre (PIB, population etc) et incapacité à saisir ce qui n’est pas quantifiable (ex : la volonté politique de l’émir du Qatar ou l’incompétence de Mao Tsé Toung pour gérer la Chine) ni enfermable dans des chiffres.

Ce « tout quantitatif » ignore l’idéologique.

L’autre biais idéologique, c’est le paradigme démocratique : la politique serait le système pour avoir la majorité. Ce sont les plus nombreux qui l’emportent. Alors qu’on voit le contraire : minorités agissantes. Quelques dizaines de Femen et quelques centaines de militants LGBT imposent la loi Taubira alors que des milliers de citoyens qui se déplacent ne peuvent rien changer.

Plus profondément, ce discours de « la France seule » etc est un discours impérialiste : offensive idéologique qui doit accompagner un processus de soumission à l’ordre euro-atlantique. Utilisation d’une propagande pour créer un complexe d’infériorité chez les peuples pour qu’ils se soumettent à un ordre  par ailleurs contestable. Les grecs ont inventé la « xénocratie » (être gouverné par des éléments étrangers). La Grèce antique très peu peuplée avec des micro-territoires face à l’empire massif de Perse et pourtant ils ont gagné malgré la plus grande armée de l’histoire.
Argument comme dans les protectorats : comme le discours raciste justifiait la tutelle d’un peuple civilisé
On ne dit plus « vous êtes des races inférieures », mais vous êtes un « tout petit pays », fatalisme, soumission parce qu’on se persuade qu’on est plus rien.
Quand on veut soumettre quelqu’un, on le culpabilise et on lui dit qu’il n’est rien sans nous.
Le concept de renoncement à la puissance pour comprendre la classe dirigeante, qui a renoncé depuis longtemps à la France puissance : ils ont intégré leur soumission à l’ordre euro-atlantique, que des modèles et des financements importés ; Les ennemis de l’Etat sont arrivés à son sommet : il s’agit de déconstruire ce qui existe depuis 987, l’idée d’une France en tant que nation et puissance. Il faut que la population qui a compris la nocivité de l’UE et croient en la France, les culpabiliser et les réduire en leur disant qu’ils ne sont plus rien.

Rhétorique de l’accompagnement au renoncement.

Il faut dire que les européistes ne font plus rêver, l’UE ayant fait la démonstration de son incompétence, il faut donc passer au bloc euro-atlantique – marché transatlantique + OTAN - dont l’UE n’est que le ventre mou.

En conclusion :
  1. Oui la taille compte. Elle n’est qu’une variable sans les variables qualitatives surtout à notre époque : la maîtrise des technologies, etc
  2. Quand bien même la France est petite elle a de multiples atouts. Dans un monde multipolaire, la France par la francophonie, ses fleurons technologiques, son poids diplomatique, bien positionnée partout dans le monde (2ème façade maritime)

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Le général de Gaulle inaugure le sous-marin nucléaire lanceur d'engins nucléaires "Le Redoutable" à Cherbourg le 29 mars 1967.

"Voilà bien longtemps qu'il n’y a plus de rapport entre la masse et la puissance" rappelait Villiers en 2003



"Les logiques de puissance ont changé de nature. Les anciennes notions de taille, d'étendue, d'échelle, de masse critique datent du XIXe et du XXe siècles.
Bien sûr, c'est un avantage colossal et considérable d'avoir la taille, et la masse critique.
Mais ce n'est plus suffisant et on peut le remplacer par autre chose : des réseaux, un avantage technologique, un rayonnement, une influence.
Nous sommes entrés dans le monde de la puce et de la miniaturisation.
La puce peut tuer le mastodonte. Petite nation, nation puissante. La fronde de David est devenue un laser : elle peut aveugler Goliath.
La nation, le concept des nations, c'est la seule vraie réponse à la mondialisation sauvage."


Philippe de Villiers, Discours devant l'Assemblée nationale, 26 novembre 2003 (lire l'intégralité)



"L'Europe que nous proposons me semble être la plus moderne, la plus complètement débarrassée des vieux rêves d'unité supranationale qui ont toujours reposé sur l’idéologie de la « souveraineté limitée.
Une Europe conforme à ce que l'on voit poindre depuis quelques années, à la faveur de l'immense démultiplication des moyens modernes de communication, laquelle périme la logique des blocs, des grands ensembles, des vastes fédérations au bénéfice d'entités plus petites, ce qu'on observe aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine industriel, commercial ou culturel, quand on voit par exemple le Puy du Fou tenir la dragée haute à Disney.
Nous sommes entrés, avec le pouvoir égalisateur non plus seulement de l’atome mais du microprocesseur et de la puce, dans un monde radicalement nouveau, marqué par la combinaison contradictoire de l’infiniment petit et de l’infiniment puissant.
Comme le résume Georges Berthu dans son ouvrage « L’Europe sans les peuples » : « Il n’y a plus de rapport entre la masse et la puissance ».
Ceci vaut pour les entreprises et pour les nations, pour toutes les organisations humaines.
Le grand défi d'aujourd'hui peut ainsi se résumer : faire en sorte que l'Europe reste dans la suite des temps ce qu'elle est depuis des millénaires : l'un des centres du monde les plus actifs, les plus créatifs, les plus soucieux du principe de civilisation."


Philippe de Villiers, Discours devant l'Académie des Sciences morales et politiques, 27 septembre 2004 (lire l'intégralité)


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