Se mouiller ou pas ?  Les patrons perdus de la voix face au RN

Martin Goujon

Se mouiller ou pas ? Les patrons perdus de la voix face au RN

«J’en appelle au monde économique, j’en appelle aux chefs d’entreprise.» Le ton grave, Bruno Le Maire, a intimé le monde économique à prendre position, mardi sur BFM TV, après la déroute du camp présidentiel aux élections européennes.

Dans moins d’un mois, un raz-de-marée de députés lepénistes pourrait submerger l’Assemblée nationale à l’issue des législatives, selon les premières projections, et conduire dans la foulée à la nomination de Jordan Bardella à Matignon.

En 2017, le programme présidentiel de Marine Le Pen avait conduit Pierre Gattaz, alors à la tête du Medef, à dénoncer une stratégie « stupide, absurde, dangereuse, suicidaire ». En 2022, son successeur Geoffroy Roux de Bézieux avait apporté un soutien clair à Emmanuel Macron.

Et aujourd’hui ? A titre individuel ou collectif, plusieurs projets de tribunes, communiqués conjoints ou prises de parole sont en cours de discussion dans les cercles patronaux, qui hésitent à prendre parti.

Patrick Martin, l’actuel président du Medef, a téléphoné lundi à ses homologues de l’U2P et de la CPME pour leur proposer un communiqué commun. L’idée a finalement « capoté aussi vite qu’elle est née », d’après un poids lourd d’un des trois syndicats patronaux.

L’échec est attribuable à l’U2P — l’organisation qui représente l’artisanat, le commerce de proximité et les professions libérales. Elle n’a pas été capable d’arrêter « une position unanime » dans ses rangs, regrette un cadre du Medef.

Il faut dire que le RN, auparavant anti-euro et anti-Europe, a désormais peigné son discours afin de le rendre plus présentable auprès des petits patrons, voire de l’élite économique.

« Moi, je suis raisonnable. Je pense que l’économie, c’est quelques convictions : la simplification, le besoin de patriotisme économique, la baisse de la fiscalité sur les entreprises et les classes moyennes et populaires», égrenait Jordan Bardella sur RTL, deux jours après sa victoire.

Faute d’un texte commun, la CPME a publié le sien. Elle y rappelle ses priorités et son souhait de voir une politique de l’offre et de décarbonation de l’économie être réalisée, sans jamais citer un parti politique.

Le Medef a embrayé avec un communiqué intitulé « Pour une réussite économique française et européenne », sans non plus faire référence à un camp.

Pourtant, dès dimanche soir, une heure à peine après l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, Mayada Boulos, présidente exécutive de l’agence Havas Paris, a clavardé une dizaine de SMS à une poignée de grands patrons , dont plusieurs points du CAC 40.

L’ancienne conseillère communication de Jean Castex à Matignon les a informés de sa volonté de monter une « coalition de patrons pour prendre la parole contre le RN, et pour appeler à voter pour la République », d’après un SMS consulté par L’Observatoire de l’Europe.

La démarche pourrait s’ouvrir à une tribune ou à plusieurs prises de position distinctes de patrons dans la presse et sur les réseaux sociaux.

Dans le petit milieu des affaires publiques, l’initiative de la patronne de Havas ne surprend guère. Lors de la soirée d’anniversaire pour les 35 ans de l’agence, le 7 mars, Mayada Boulos, micro en main, avait invité ses convives à « refuser de baisser les soutiens-gorge » pour « empêcher l’avènement du pire ».

Dans la foule de convives réunis ce soir-là dans une galerie du Marais, Pascal Demurger, directeur général de la Maif et client de l’agence, partage cet avis.

L’assureur, coprésident du Mouvement Impact France, un réseau d’entreprises « à impact social et écologique », s’active lui aussi depuis lundi pour mettre au point un texte. Il veut y alerter sur les risques économiques qui préféreraient peser un gouvernement dirigé par Jordan Bardella.

Pascal Demurger a contacté certains des adhérents de son réseau et toqué à la porte de Patricia Barbizet, la présidente de l’Association française des entreprises privées (Afep).

Au sein du lobby représentant 110 grands groupes, une réunion du conseil d’administration a été organisée en urgence lundi après-midi pour discuter de la « gravité de la situation », dévoile sa directrice générale Stéphanie Robert.

Toutefois, aucun texte contre le RN ne circule et aucune prise de position « dans la campagne » n’émanera de l’Afep, assure-t-elle, renvoyant aux lignes rouges déjà tracées par les grands patrons en avril, pour les européennes. Une telle prise de parole pourrait être contre-productive, avertissant au moins deux membres.

« Patricia Barbizet serait du genre à pousser pour — elle penche à gauche —, mais Laurent Burelle, l’ancien président, est plutôt contre », analyse une connaisseuse de l’élite patronale.

Pour l’instant, « il n’y a pas beaucoup de courageux, sur le sentiment que ça peut général », observe Bruno Grandjean, patron de l’ETI industrielle Redex. L’ancien président d’Alliance industrie du futur, qui partage ses avis bien trempés sur le réseau X, anticipe néanmoins que les entreprises exportatrices trient du bois.

« Ce n’est pas les chefs d’entreprise dans une tribune qui changeront un tsunami qui s’annonce », soupire-t-il.

A rebours des communiqués et projets de tribune, le mouvement des Entreprises de taille humaine, indépendantes et de croissance (Ethic) a fait un appel aux futurs députés. Le document, rédigé par sa présidente Sophie de Menthon, et obtenu par L’Observatoire de l’Europe, se présente sous la forme d’une charte d’engagement des candidats aux législatives envers les entreprises.

« Ce n’est ni l’idéologie ni une réflexion sur les incertitudes démocratiques, mais simplement les effets sur leurs comptes d’exploitation qui peuvent réveiller » les patrons, prophétise Alain Minc, auteur d’une tribune remarquée en février sur la démission des cercles dirigeants face à la montée de Marine Le Pen. Il ne doute pas cependant que « le milieu patronal va sans doute réagir plus que la lente accoutumance à laquelle on commence à assister ».

Davantage décidé, le secteur du numérique a déjà pris position et prévoit, sous l’égide de France Numérique (qui compte dans ses rangs BlaBlaCar, Make.org, PeopleDoc), la publication d’une tribune dans les prochaines heures.

D’après une version préparatoire consultée par L’Observatoire de l’Europe, le texte, sans nommer le RN, appelle à « faire gagner la France de l’innovation » en maintenant l’arrivée des « capitaux étrangers » et de l’« immigration légale de talents » .

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