NOTES DE LECTURE

TOUT EMPIRE PERIRA, THEORIE DES RELATIONS INTERNATIONALES,
PAR JEAN-BAPTISTE DUROSELLE
Armand Colin, 1981, réédition de 1992
Le « mathématisme »
Il consiste à vouloir tout traiter mathématiquement, comme si les mathématiques représentaient l’achèvement par excellence de l’esprit humain, et étaient destinées à s’emparer de tout le reste. Or les mathématiques, qui sont par excellence la raison discursive, qui reculent les limites d’un raisonnement implacable et sans faille à des distances toujours plus grandes, ne constituent l’achèvement – en ce qui concerne l’homme – que pour l’étude de sa partie raisonnable. Applicables à tout ce qui est matière, y compris la matière vivante, elles butent contre le fait que l’homme – nous le savons – n’est pas totalement un « être de raison ». Hors de la raison, il y a des besoins animaux, les instincts, l’inconscient, les passions, les valeurs, la beauté, l’amour, la générosité, la cruauté, bref tout le qualitatif.
Le mathématisme consiste à confondre le maximum possible de cas avec la totalité des cas. L’historien qui recherche le singulier, la création, la mutation, a pour rôle d’affirmer qu’entre la totalité et le maximum possible, il existe une immense zone irréductible.
La vie active des frontières
« Le cloisonnement du monde résulte donc d’une organisation complexe ; dans le même espace se sont accumulées tant de strates successives d’organisations différentes, que les compartiments, pour conserver une âme, ont bien dû l’enraciner au sol. Les souvenirs sont la fondation la plus sûre d’une communauté… Les grands succès de la politique n’ont jamais été acquis par la force armée, mais par la subversion des esprits. » Gottmann Jean, La Politique des Etats et leur géographie, Paris (Colin), 1952, p.224-225
Les valeurs comme forces
Les valeurs sont l’une des grandes forces qui agissent sur les communautés humaines. Elles sont des idées, ou des systèmes d’idées pour lesquelles, avec plus ou moins d’enthousiasme, l’homme est prêt à sacrifier son intérêt personnel : son argent, son confort, voire sa vie. Autrement dit, le parfait homo oeconomicus ne peut pratiquement accepter aucune valeur autre que matérielle, puisque son seul but serait la maximisation de ses ressources. Qu’est-il de plus irrationnel, pour lui, que de les minimiser, voire de perdre son plus grand bien, la vie ?
La collectivité s’impose des règles.
Les communautés religieuses – et naguère les partis totalitaires – et les communautés nationales sont les principales collectivités historiques « auxquelles on se trouve appartenir par naissance ou par adoption, qui ont des systèmes de règles, et qui tente de les imposer, par la loi, par l’éducation, par la tradition, par l’ambiance. » Elles secrètent non seulement des règles imposées par la loi, mais ce que l’Antigone de Sophocle appelle « les lois non écrites des dieux » qui, si on ne le suit pas, nous font courir le risque d’exclusion de la société. Elles se ramènent à ce qu’on appelle « le sentiment de l’honneur ». Les règles de l’honneur sont infiniment différentes selon les temps et les pays, mais l’honneur existe partout.
Les principaux types de relations pacifiques
- Les relations commerciales, qui sont les plus anciennes. Leurs caractéristiques, dans l’histoire humaine avant 1914, est d’avoir été presque totalement privées. Les Etats laissent leurs commerçants prendre les initiatives et se contentent de les protéger. Il peuvent aussi construire les ports, entrepôts, aider à la constitution de grandes compagnies, accorder des « chartes ».
- Les relations financières, qui existent dès lors qu’un pays cherche, soit par des emprunts conclus à l’étranger, soit par des investissements d’entreprises ou de banques étrangères sur son territoire, à s’équiper plus rapidement que ne le lui permettent ses propres capitaux.
- Les relations culturelles. Elles sont aussi avant tout un phénomène privé
- Les relations politico-militaires (alliances etc)
L’empire ou l’excès de puissance
Aussi loin que nous remontions, nous trouvons des empires. Le temps, les lieux leur imposent des structures propres. Mais le phénomène est identique. La conquête insatiable, la soumission de peuples à la domination d’autres peuples, la force, l’élargissement, l’impérium.
De tous les empires de l’histoire, le plus complet, le plus achevé est l’Empire romain. Il a duré des siècles, et surtout il a, pendant de longues périodes, imposé la Pax romana à l’intérieur d’immenses frontières admirablement défendues. L’Empire soviétique, inattaquable, solide, complet, dominateur et cohérent s’est lui aussi effondré.
Les différentes formes d’empires :
- L’empire éphémère du conquérant : Alexandre (-336 de l’Adriatique à l’Indus), Charlemagne (768 toute l’Europe occidentale), Khan (1206 toute la Mongolie, Sibérie du sud, Chine du Nord, Corée, partie de l’Inde, de la Perse, de la Russie méridionale), Tamerlan, Tatar de Samarkande (1360, Asie centrale, Perse, sud de la Russie, Inde, Syrie, Egypte, Asie mineure), Napoléon conquit et perdit en quinze ans, Méhémet Ali (1806, Pacha d’Egypte, vallée du Nil, Crète, Syrie, Cilicie, La Mecque et Médine), Le « Mahdi » Mohamed Admed (1884, Soudan etc), conquérants africains, Hitler qui a conquit l’Europe en six ans.
- L’empire plus durable lié à des dynasties. Il faut que les hasards de l’hérédité produisent des successeurs à peu près dignes du fondateur. Assyriens, Mèdes, Perses, de 550 à 530 AVJC. L’empire arabe des Ommeyades dura un siècle de 661 (mort d’Ali) à 749. L’empire des Abbassides qui lui succède, plus prestigieux encore dure de 750 à 1258. L’empire bizantin, le plus durable de tous en apparence (1000 ans : de 395 à 1453) mais envahi par les Mongols, Turcs et Croisés occidentaux au XIIIème. L’empire ottoman de 1300 jusqu’à 1571 (Lépante) où il décline ; Les Almoravides (Sud marocain) et les Almohades (Mauritanie) ; En Europe les Habsbourg et surtout les Romanov base de l’empire tsariste puis soviétique.
- Les empires maritimes ou coloniaux : Phéniciens, Grecs, Romains, Vikings, Arabes, Malais, puis Portuguais, Espagnols, Hollandais, Anglais, Français, Danois, Allemands, Italiens, Belges, Américains et Japonais sur le tard.
- L’empire clandestin de l’impérialisme économique. Cette idée est récente. Elle date de l’auteur américain Conant en 1896, de Hobson (Imperialism, a study) en 1902 et surtout Lénine (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme) en 1916. Duroselle en critique le mot « impérialisme » pour désigner les manifestations de volonté de conquérir des terres afin d’investir des capitaux excédentaires. « Mais si l’on admet, comme l’histoire le montre sans cesse davantage, que l’investissement à l’étranger et la conquête territoriale sont deux phénomènes en général séparés… »
La mort des empires
La mort des empires apparaît comme l’une des grandes régularités de l’histoire. Leur chute a pris des formes diverses :
- L’empire détruit par la violence (d’un autre empire, d’une coalition)
- La désagrégation par le nationalisme, principale cause de chute pour les empires coloniaux
- La désagrégation interne. Violence et nationalisme, sont souvent indissociables de crises internes. « Comment tenir indéfiniment sous la même tutelle, sous la même autorité, des membres épars, résultats de conquêtes difficiles et compliquées. ».
« Ce phénomène d’immigration-invasion lié peut-être à une différence de potentiel démographique, lié aussi à une ruée des pauvres vers des pays supposés riches, est un phénomène de tous les temps, et pourrait bien s’appliquer à l’Europe du XXème siècle. »
Pour l’URSS, la crise nationaliste généralisée n’a été rendue possible que par un déclin économique de première grandeur.
Les futurs empires ?
Aron a écrit sur les Etats-Unis un livre : « la République impériale ». On peut difficilement attribuer aux Américains une volonté d’impérialisme territorial. Tout au plus luttent-ils avec acharnement pour leurs monopoles économiques.
La Chine ne semble pas chercher à s’étendre territorialement.
Brésil et Japon non plus.
L’intégrisme musulman, aidé par les têtes de pont en Europe, pourrait déclencher un « embrasement » générateur d’empires.