La séquence politique ouverte par le cas Shein a laissé derrière elle une impression d’emballement. En quelques semaines, le géant chinois est devenu le symbole commode d’un modèle coupable de tous les maux : pollution, surproduction, concurrence déloyale.
L’affaire semblait à ce point évidente qu’elle n’a laissé guère de place à l’analyse. Or, à y regarder de plus près, « l’affaire Shein » est bien plus complexe qu’elle n’en a l’air. Elle rappelle que la consommation n’est jamais un acte isolé. Que c’est un révélateur des tensions économiques, culturelles et identitaires d’une époque.
Le succès de la fast fashion dit quelque chose de la société française. Il dit la contrainte budgétaire. Il dit la difficulté à trouver une mode inclusive. Il dit la montée en puissance du numérique comme espace de représentation. Il dit enfin l’écart croissant entre les normes politiques et les pratiques quotidiennes.
Un symptôme plus qu’un coupable
La facilité avec laquelle Shein s’est imposé comme bouc émissaire traduit une tendance désormais familière. Une marque cristallise les inquiétudes environnementales et la réponse politique se construit autour d’elle, au risque de confondre symbole et système. Le procès de la fast fashion, nécessaire sur bien des points, a trop vite évacué les raisons pour lesquelles ces plateformes prospèrent. Elles occupent un espace laissé vacant par un marché traditionnel qui peine encore à représenter l’ensemble des morphologies, à proposer des prix compatibles avec les budgets contraints et à répondre aux attentes d’une société où l’achat en ligne est devenu un réflexe.
Shein prospère là où l’offre classique s’est rétractée. La rapidité de ses collections et la faiblesse de ses prix masquent un ressort plus profond. La plateforme répond à des besoins structurels que le débat public n’a presque pas interrogés : la diversité des corps, l’accès à un vêtement dans lequel on se reconnaît, la possibilité d’exister socialement à travers ce que l’on porte. Réduire cet usage à une dérive consumériste revient à ignorer les contraintes concrètes qui structurent les comportements d’achat.
Le retour d’une invisibilité sociale
La controverse a aussi révélé une inquiétude largement passée sous silence. Pour certains consommateurs, Shein n’est pas une tentation mais un recours. Parmi les publics les plus concernés figurent les personnes en surpoids, qui peinent encore à trouver dans les boutiques classiques des vêtements adaptés à leur morphologie. La présidente du Collectif National des Associations d’Obèses, Anne-Sophie Joly, le rappelle. « Être bien habillé n’est pas un privilège. C’est une condition élémentaire de la dignité. » Et lorsque l’offre classique se réduit, lorsque les prix montent ou que les tailles disparaissent, l’achat en ligne n’est plus un choix mais une nécessité.
Ce point, pourtant central, est resté en marge des discussions. Comme si la transition écologique pouvait s’imposer sans tenir compte de ceux qu’elle concerne. En ciblant uniquement l’offre sans analyser la demande, le pouvoir politique perpétue une forme d’invisibilisation sociale. Il élabore des réponses abstraites qui ne tiennent pas compte des réalités vécues.
Un débat qui oblige à repenser le rapport à la consommation
Face à ces évolutions, la tentation de répondre par l’interdiction ne suffit plus. L’enjeu n’est pas seulement de réduire les impacts environnementaux. Il est aussi de reconstruire une offre crédible, accessible et respectueuse de la diversité des corps. Il est d’accompagner la transition écologique en tenant compte des usages. Il est de reconnaître que la mode n’est pas un simple marché mais un lieu où s’expriment les identités, la dignité et la possibilité d’être visible.
Shein n’est qu’un symptôme. S’attaquer à lui sans comprendre ce qu’il révèle reviendrait à légiférer à l’aveugle. Le véritable défi n’est pas de condamner un modèle importé mais de regarder ce que sa popularité dit de nous. C’est à cette condition seulement que la transition pourra être à la fois écologique, cohérente et juste.



