La confirmation par la Grèce, en septembre 2025, de la commande d’une quatrième frégate de défense et d’intervention (FDI), et de missiles de croisière navals (MdCN) pour l’équiper, montre sans ambiguïté le choix d’Athènes de durcir ses capacités de frappe dans la profondeur. Un signalement stratégique à l’égard de la Turquie, et un appel à coopération à ses partenaires, au premier rang desquels la France.
Réarmer pour ne pas se laisser distancer
Après quinze années d’apurement de ses finances publiques sous surveillance européenne étroite, la Grèce semble définitivement sortie de la spirale de l’endettement. Si la stabilisation des finances n’a pas (encore) permis une élévation du niveau de vie de la population, elle a permis au pays de retrouver des marges de manœuvre pour financer ses grands projets stratégiques, parmi lesquels la mise à niveau de ses capacités de défense. La Grèce figure désormais parmi les meilleurs élèves de l’Alliance atlantique en matière de dépenses militaires : le pays a consacré 6,13 milliards d’euros à sa défense en 2025, soit 3,5% de son PIB – un doublement par rapport à 2024. En avril, le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis a enfoncé le clou avec la présentation d’une feuille de route pour la modernisation des forces armées, dotée d’une enveloppe prévisionnelle de 25 milliards d’euros jusqu’à 2036. La Grèce est aujourd’hui l’un des quatre pays de l’OTAN consacrant plus de 3% de son PIB à leur défense, avec la Pologne, l’Estonie et la Lettonie.
Si pour Athènes, la menace vient aussi de l’Est, elle s’incarne sous les traits non pas du tsar mais du sultan. Très active sur les plans diplomatique et militaire dans les Balkans, le Caucase, au Moyen-Orient et en Afrique, la Turquie est en conflit frontalier non soldé avec la Grèce en mer Égée. Engagée sous Erdogan dans une stratégie de projection de puissance, le pays est devenu le 11ème exportateur mondial d’armement en 2024 et sa BITD fonctionne à plein régime. Des productions locales comme le drone Bayraktar TB2 sont des best-seller à l’export et ont montré leur capacité à changer le cours d’un conflit. Les deux pays, pourtant membres de l’OTAN, ont connu plusieurs épisodes de montée des tensions entre 2020 et 2022. La relative détente actuelle n’apparaît pas pour Athènes de nature à justifier une pause dans le réarmement.
Un approvisionnement sur étagère pour pallier l’absence d’une BITD autonome
Faute d’une BITD aujourd’hui suffisante pour répondre de manière autonome à ses besoins, la Grèce s’équipe à l’étranger de solutions sur étagère pour tenter de remonter l’avance prise par l’armée turque. L’année 2021 a constitué un tournant, avec la signature d’un partenariat stratégique avec la France, suivi du renouvellement d’un accord de coopération et de défense mutuelle avec les Etats-Unis. Le partenariat stratégique avec la France s’est accompagné de l’achat par Athènes de 3 FDI auprès de Naval Group, et la commande de 24 avions Rafale auprès de Dassault.
Les commandes d’équipement passées depuis confirment l’effort de renforcement engagé. La Grèce a annoncé en 2024 l’achat de 20 F-35A (Lockheed Martin) et a ouvert en 2025 la perspective d’en acquérir 12 supplémentaires. En septembre, Athènes a également confirmé la commande d’une quatrième FDI à Naval Group, et a signé avec l’Italie un accord pour l’achat de deux FREMM d’occasion, avec option pour une troisième. Côté terre, des négociations pour l’achat de 88 véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) auprès de KNDS France sont toujours en cours – les discussions initiales portaient sur la livraison de 120 VBCI neufs et la coproduction en Grèce de 250 autres unités, mais Athènes aura préféré l’offre de modernisation de plus de 500 M-113 par l’israélien Rafael.
La vitalité du pendant commercial du partenariat stratégique franco-grec est une bonne nouvelle pour la BITD française, qui vient de subir une série de déconvenues à l’export. En août, la Norvège a préféré la frégate Type 26 du britannique BAE Systems à la FDI de Naval Group. Quelques semaines auparavant, le constructeur naval avait également été écarté du projet de sous-marins de patrouille canadiens. Mi-octobre, c’est un contrat pour la fourniture de 490 VBCI au Qatar, pour plus d’1,5 milliard d’euros, qui a échappé à KNDS France.
Une focalisation nouvelle sur le haut du spectre et la coopération
Signe que les RETEX de la guerre en Ukraine sont étudiés de près par les états-majors, la Grèce multiplie également les initiatives dans les projets du « haut du spectre », notamment en matière de frappes de précision dans la profondeur (« deep precision strike » ou DPS) à l’OTAN. L’acquisition d’une quatrième FDI par la marine grecque a été l’occasion d’annoncer que cette dernière serait équipée de MdCN de MBDA, avec la perspective de porter prochainement au même standard les deuxième et troisième bâtiments en achèvement à flot. Une capacité qui donnera à l’armée hellénique une allonge encore peu répandue parmi les forces européennes, avec une portée attestée de plus de 1000 kms. Le ministre de la Défense, Nikos Dendias, a d’ailleurs confirmé cet effort grec en matière de frappe vers la terre, déclarant à l’occasion de l’accord sur l’acquisition des FREMM italiennes qu’il souhaiterait qu’elles « [emportent] le missile ELSA de nouvelle génération ». Une allusion à l’European Long-Strike Approach, initiative que la France a lancée en 2024 pour combler le trou capacitaire béant constaté par les Européens dans ce segment stratégique essentiel. Outre qu’elle alignera à terme au moins 6 frégates de premier rang, la Grèce s’offre ainsi de les équiper des systèmes d’armes et munitions les plus avancés.
Le choix du MdCN/NCM par Athènes tombe à pic pour la France, qui a attribué en janvier 2024 une étude sur la rénovation à mi-vie du missile à MBDA. Les améliorations apportées à cette munition combat-proven pourraient ainsi servir d’argument commercial de poids pour ses prospects potentiels. Le MdCN/NCM, dans sa version sous-marine, est en effet au cœur de la proposition de valeur de la France dans le cadre de l’appel d’offres Orka visant à fournir des sous-marins à Varsovie, et dont l’épilogue est attendu pour fin 2025. L’attrait de la Pologne pour le missile est d’autant plus évident que le vice-ministre polonais de la Défense, Paweł Bejda, et le délégué général à l’armement Emmanuel Chiva ont signé en juillet dernier une lettre d’intention en vue de coopérer sur un futur missile de croisière terrestre dans le cadre de l’approche ELSA de frappe à longue portée. Or, le best athlete européen en la matière pourrait être le MdCT/LCM de MBDA, version terrestre de son jumeau naval, opportunément dévoilée un mois auparavant à l’occasion du salon du Bourget, et dont la livraison pourrait intervenir dès 2028. Une acquisition qui pourrait aussi intéresser la Suède, aux premières loges des ambitions russes par sa position sur la Baltique, et qui a rejoint le programme ELSA en octobre 2024.
Dans un contexte de besoin stratégique avéré et urgent, il reste à espérer que « l’équipe France », en dépit de l’incertitude politique actuelle, saura soutenir fermement les solutions proposées par les industriels français, et crédibiliser la posture de la France comme pilier du réarmement européen.



